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Les bibliothèques et la transition numérique

 | 
Pascal Plantard
, 
Agnès Vigué-Camus

Conclusion. Les trois pouvoirs de la médiation numérique

Pascal Plantard

Texte intégral

1Pour conclure, laissons la parole à Pascal Plantard qui souligne ici les enjeux ayant accompagné la mise en place des ateliers informatiques et numériques en bibliothèque, depuis la fin des années 90. Dans ces espaces, il est possible d’apprendre à utiliser un traitement de texte, une boîte mail, un logiciel… mais aussi de partager des idées, de faire circuler des discours, des images, et par là même de faire lien avec d’autres. La médiation numérique a un effet de socialisation en ceci qu’elle favorise un ancrage des représentations sociales au sein de relations nouées dans la vie ordinaire.

  • 1 Pascal Plantard (dir.), Pour en finir avec la fracture numérique, Rennes, Éditions FYP, 2011.

2Pour la première fois en 2009, suite à une enquête M@rsouin sur le non-usage, on identifie clairement le facteur isolement comme « l’indicateur étrange » de l’exclusion numérique, faisant sauter les catégories sociologiques traditionnelles (âge, revenu, capital culturel1). Les personnes « isolées socialement » sont les premières touchées par l’exclusion numérique. Ces publics sont prioritaires pour la médiation définie comme pratique d’accompagnement aux usages des dispositifs sociotechniques. Il s’agit de les amener à comprendre les environnements numériques qui nous entourent et de favoriser leur autonomie vis-à-vis des instruments, services et médias numériques. Au-delà de ces publics prioritaires, la médiation numérique concerne aussi ceux qui se sont partiellement approprié ces technologies, dans un contexte professionnel d’étude ou de sociabilité, encore plus spécifiquement pour les adolescents chez qui on constate des différences d’usages très importantes au sein d’une même classe d’âge. Certains de ces usagers sont à la recherche de lieux de rencontre et d’échange afin d’améliorer leurs pratiques numériques car les compétences technologiques acquises ne sont pas forcément toutes pérennes. Les bibliothèques sont ainsi des lieux essentiels de transition numérique.

Figure du médiateur

  • 2 Calude Dubar et Pierre Tripier, Sociologie des professions, Paris, Armand Colin, 1998.
  • 3 Florent Champy, La sociologie des professions, Paris, PUF, 2012.

3Dans cet ouvrage sont présentés différents types de médiation numérique en bibliothèque, qui n’ont pas la même forme selon qu’elles se présentent en milieu urbain, périurbain ou rural, en territoire sinistré ou favorisé, en France ou à Helsinki. La sociologie interactionniste des professions2 qui analyse comment les groupes professionnels naissent et se font reconnaître par les institutions, les partenaires et les usagers3, fait apparaître la spécificité du travail des médiateurs numériques. Les acteurs qui s’exercent à la médiation numérique ne sont pas en position de vendre des technologies, de diffuser une culture numérique unique, pas plus que de former à des compétences professionnelles certifiées, d’enseigner des savoirs académiques ou de garantir des compétences technologiques, même s’ils peuvent exercer ces fonctions par ailleurs (en position de formateur par exemple) ou qu’ils les confient à des partenaires. À côté des dispositifs formels de formation liés aux technologies numériques, la médiation numérique se situe dans l’éducation informelle comme, avant elle, la médiation culturelle. Il s’agit avant tout de favoriser l’appropriation des technologies par un accompagnement des personnes, dont certaines pensent que « ce n’est pas pour elles ». Contrairement aux formations formelles sanctionnées par un diplôme ou une certification, cette médiation n’impose pas, elle propose un parcours qui permet d’apprivoiser ces outils et, en cela, ne participe pas à la construction d’un discours massif en faveur du « tout technologique » mais plutôt d’une démarche d’émancipation par la culture, numérique, dans ce cas.

4Les médiateurs numériques relèvent de trois profils :

  • les bénévoles, exerçant au sein d’associations, de clubs informatiques et de réseaux informels dans lesquels circulent des éléments de savoirs sur les TIC,

  • les professionnels, médiatrices et médiateurs spécialisés intervenant auprès des publics sur des dispositifs numériques, animatrice et animateur multimédia,

  • les autres professionnels qui exercent occasionnellement la fonction de médiation numérique en bibliothèque ou dans l’animation, l’éducation, le travail social.

  • 4 Everett Cherrington Hughes, Le regard sociologique. Essais choisis, Paris, Éditions de l’EHESS, 199 (...)
  • 5 Nadège Vézinat, Sociologie des groupes professionnels, Paris, Armand Colin, 2016.
  • 6 Voir, notamment, les chapitres de Fanny Bohy « Une dynamique au service de l’inclusion sociale et n (...)
  • 7 Comme le montre le texte de Julien Devriendt « Comme si l’important dans l’écriture était le crayon (...)

5La propension à confier un travail de médiation à un jeune en formation avec l’idée que, parce qu’il est issu de la génération des « digital natives », ce travail lui sera facile est relativement répandue dans les années 2000. Pourtant, en tant que jeune professionnel, défendre le métier émergent de « médiateur numérique » en position précaire d’emploi jeune (1997) ou plus récemment d’emploi d’avenir (2012) ou encore en service civique (2010 puis 2015 jusqu’à 30 ans) peut sembler paradoxal. Les médiateurs numériques, tant dans leurs mandats, c’est-à-dire le contrôle de leurs activités4 que dans leurs pratiques, leurs rôles dans les bibliothèques et dans les politiques publiques5 peinent à faire reconnaître leurs actions comme relevant d’un métier à part entière. Pourtant, plusieurs textes en témoignent dans cet ouvrage, une figure du médiateur a peu à peu émergé, oscillant entre différentes nominations : animateur, référent numérique, facilitateur6… Elle se construit progressivement, se dégageant du simple cumul des compétences et de l’affinité à l’égard des outils numériques. C’est désormais la capacité à former, à transmettre, mais aussi à accueillir et à s’ajuster à une demande pour indiquer comment penser avec ces outils qui devient centrale7.

La transition numérique : les représentations et leurs pouvoirs

6Au-delà de l’intérêt porté à la médiation, les témoignages recueillis dans ce livre permettent de saisir ce qui se joue aujourd’hui à l’intérieur de ces dispositifs de transition numérique en bibliothèques. Ce sont des lieux où se coconstruisent des représentations des technologies numériques, où se travaillent les images premières que l’on se fait des technologies. Ces représentations évoluent à travers les expériences de chacun : trois types de déplacements peuvent être observés, qui renvoient à trois types de pouvoirs à l’œuvre dans les ateliers numériques en bibliothèque.

La médiation numérique contre le pouvoir de « renforcement »

  • 8 Pour l’anthropologue Georges Balandier, les techno-imaginaires sont des images, des récits qui sont (...)

7Les techno-imaginaires8 proposent à la fois des objets attractifs qui devront être manipulés comme l’ordinateur ou le téléphone portable et des environnements numériques à habiter. En présence de ces éléments matériels des cultures numériques, chacun renforce ses sentiments de confiance ou de défiance. Pour ou contre Facebook ? La télé-réalité ? Les jeux vidéo ? Mac ou PC ? Apple ou Samsung ? Les tablettes ou liseuses ? Toutes ces interrogations binaires sont la marque du pouvoir de renforcement qui s’ancre dans le brouhaha médiatique autour des technologies. L’usager à l’écart des cultures numériques donne consistance à une dimension imaginaire fondée sur des préjugés plutôt que d’avoir des avis documentés qui s’ancrent dans des pratiques numériques effectives. Les témoignages mettent en avant une forme de médiation numérique en bibliothèque qui apprivoise en expliquant et en expérimentant. Les ateliers numériques fonctionnent souvent comme des espaces de mise en questionnement et en perspective des représentations sur les technologies, décortiquées patiemment par des professionnels de la médiation. Si la médiation numérique a un effet minime sur les stéréotypes, elle peut déconstruire certains préjugés que ce soit sur la complexité des machines, le côté obscur du « dark web » ou la radicalisation et les théories du complot sur Internet. Service public majeur de diffusion de la culture, la bibliothèque offre un cadre à l’affaiblissement du pouvoir de renforcement. Sont chahutés ou nuancés des comportements de méfiance ou à l’inverse qui expriment un engouement sans limites pour le numérique. Elle agit comme tiers de confiance.

Le pouvoir de dévoilement

8Les pratiques numériques provoquent un changement intérieur en déclenchant des émotions que nous ne pouvons pas toujours contrôler. Dans le contexte de la médiation, ces pratiques technologiques remplies d’affects ouvrent un dialogue, pas toujours verbal, où une personne peut en venir à se dévoiler parce qu’elle trouve l’écoute d’un tiers, d’un accompagnateur. Des professionnels témoignent, dans l’ouvrage, de ce qu’a rendu possible ce dévoilement dans les ateliers en bibliothèque. Cette brèche ouverte sur la vie quotidienne, voire sur certaines souffrances vécues dans la solitude, peut déboucher sur un diagnostic des difficultés qui est coconstruit avec les usagers.

  • 9 Dominique Cardon, « Le design de la visibilité. Un essai de cartographie du Web 2.0 », Réseaux, 200 (...)

9Tant qu’elle ne s’essouffle pas, la médiation numérique en bibliothèque a une fonction de socialisation qui renvoie à une définition première de la médiation comme espace de communication neutre et bienveillant. Paradoxalement, ce lieu « réel » qu’est la bibliothèque remplirait une fonction de « clair-obscur » habituellement reconnue plutôt aux lieux « virtuels ». Pour Dominique Cardon9, certains réseaux sociaux numériques offrent ainsi une sociabilité en « clair-obscur » où les usagers rendent visible leur intimité et leur quotidien en s’adressant principalement à un réseau de proches. C’est cette sociabilité en « clair-obscur », entre l’ombre de l’exclusion et la lumière de la réussite, que les ateliers e-inclusion des bibliothèques offrent au plus fragiles. Dans nos sociétés contemporaines, ces espaces sont rares et précieux, il faut donc les préserver.

Le pouvoir de lien

  • 10 Philippe Breton, La tribu informatique, Paris, Métailié, 1990.
  • 11 Voir à cet égard « Babel ou le choix du caviste : la bibliothèque à l’heure d’Internet » et les int (...)

10Précurseur d’une approche anthropologique des cultures numériques, Philippe Breton10 avait montré dès 1990 que les informaticiens formaient des tribus distinctes autour des pères fondateurs de cette science naissante (Alan Turing, John von Neumann, Norbert Wiener). Aujourd’hui, les cultures numériques ne sont plus réductibles à l’image de l’ingénieur en informatique et construisent de nombreuses tribus au-delà des cercles d’initiés. Les usages des technologies fondent des normes puissantes qui s’imposent à tous par les objets et les modes de vie qu’elles génèrent. Les usages numériques possèdent un pouvoir de lien fondé sur des désirs et des identifications collectives qui construisent des groupes multiples au-delà des sociabilités ordinaires de la vie quotidienne. Le désir d’être reconnu et de partager avec les autres trouve dans les usages du numérique de nouveaux territoires, même pour les plus marginaux. Pour s’exprimer pleinement, le pouvoir de lien a besoin d’institutions qui l’organisent. La bibliothèque est l’une de ces institutions. Il est frappant de constater que les nombreux dispositifs de médiation qui y ont vu le jour viennent renouveler avec force la façon dont s’y est posée la question du numérique lors de son introduction, il y a plus de vingt ans, dans l’univers de l’imprimé. Rappelons, en effet, que nombre de professionnels s’étaient interrogés sur la place qu’il convenait de donner à Internet dans les bibliothèques : quelle offre en faire parmi les collections ? Comment garantir la validité des sources et présenter une bibliothèque virtuelle aux usagers11 ? Les textes rassemblés dans cet ouvrage montrent que les questions se posent différemment aujourd’hui. Elles se recomposent autour de la figure de la médiation numérique dont la vitalité traverse ce livre et qui renvoie sans doute à ce que les bibliothèques ont de plus précieux.

Notes

1 Pascal Plantard (dir.), Pour en finir avec la fracture numérique, Rennes, Éditions FYP, 2011.

2 Calude Dubar et Pierre Tripier, Sociologie des professions, Paris, Armand Colin, 1998.

3 Florent Champy, La sociologie des professions, Paris, PUF, 2012.

4 Everett Cherrington Hughes, Le regard sociologique. Essais choisis, Paris, Éditions de l’EHESS, 1996.

5 Nadège Vézinat, Sociologie des groupes professionnels, Paris, Armand Colin, 2016.

6 Voir, notamment, les chapitres de Fanny Bohy « Une dynamique au service de l’inclusion sociale et numérique : les médiathèques de Plaine Commune », et de Lola Mortain « Apprenons à faire simple ».

7 Comme le montre le texte de Julien Devriendt « Comme si l’important dans l’écriture était le crayon utilisé ».

8 Pour l’anthropologue Georges Balandier, les techno-imaginaires sont des images, des récits qui sont branchés sur la technique, Georges Balandier, « Communication et image : une lecture de la surmodernité », De la tradition à la postmodernité : Hommage à Jean Poirier (textes réunis par André Carénini et Jean-Pierre Jardel), Paris, PUF, 1996.

9 Dominique Cardon, « Le design de la visibilité. Un essai de cartographie du Web 2.0 », Réseaux, 2008/6, n° 152, pp. 93-137.

10 Philippe Breton, La tribu informatique, Paris, Métailié, 1990.

11 Voir à cet égard « Babel ou le choix du caviste : la bibliothèque à l’heure d’Internet » et les interventions variées de professionnels des bibliothèques qui se sont exprimées dans le cadre du colloque Text-e. Gloria Origgi et Noga Arikha (dir), Text-e : le texte à l’heure d’Internet, Paris, Éditions de la Bibliothèque publique d’information-Centre Pompidou, 2003.

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