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Lectures numériques

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Paul Gaudric
, 
Gérard Mauger
, 
Xavier Zunigo

IV. Portraits croisés d’usagers intensifs des médias numériques : métiers politiques / technophiles

Volltext

1L’instabilité des standards de la presse numérique désoriente les lecteurs. L’absence de repères et de pratiques établies apparaît dans la difficulté de nommer et de dénombrer les plateformes d’informations fréquentées, dans le malaise et/ou la dépendance face au flux continu d’informations, etc. Certains lecteurs ont néanmoins stabilisé leurs usages de la presse numérique. Très connectés, maîtrisant mieux l’offre, favorables à l’information numérique, il s’agit souvent de pionniers dans l’usage de l’information numérique. Deux profils correspondent, dans notre enquête, à ces précurseurs : ceux qui exercent un métier parapolitique (collaborateur d’élu, membre de cabinet, attaché parlementaire, etc.), et ceux dont l’activité est directement liée à leur savoir-faire informatique (ingénieur, programmeur, etc.). L’analyse comparée de ces profils et de leurs usages des nouvelles technologies met en évidence des pratiques différenciées.

Les métiers politiques : une lecture focalisée sur le champ politico-journalistique

2Ceux qui exercent des métiers politiques expliquent l’intensité de leurs pratiques de lecture de l’information par leur engagement militant. Se tenir informés par la lecture quotidienne de la presse leur permet d’abord d’acquérir des compétences et une culture politiques valorisées au sein de leurs groupes d’appartenance. Mais la presse numérique ouvre également aux professionnels de la politique un espace de pratiques militantes. Outre, en effet, que l’offre de médias s’est élargie et permet une lecture diversifiée, assidue et approfondie de l’information, elle permet une mise en scène du lecteur à travers les commentaires, donnant ainsi accès à un lieu d’expression politique. Selon Thierry H., 32 ans, fonctionnaire et militant politique, la presse numérique est devenue un « espace public » où les diverses expressions politiques peuvent s’exprimer et s’affronter. Par conséquent, la possibilité de commenter des articles numériques élargit le répertoire d’action des militants qui ont ainsi la possibilité d’opposer leur propre discours à celui des journalistes.

« Généralement [quand je commente], c’est pour dire quelque chose sur quoi je ne suis pas d’accord. C’est pour critiquer que je fais un commentaire […]. Des fois, ce sera pour apporter un petit élément, mais la plupart du temps, ce sera dans une optique de critique des médias. Plus précisément, c’est une critique du journaliste, je m’adresse au journaliste, c’est-à-dire que je m’adresse rarement à un autre commentateur. » (Thierry, fonctionnaire, 32 ans, non équipé en tablette ni en liseuse)

  • 1 Pierre Bourdieu. « L’emprise du journalisme », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 101-1 (...)

3L’appropriation par les militants des nouvelles fonctions offertes par la presse numérique renforce ainsi la porosité entre champ politique et champ journalistique1, comme le montre l’analyse des entretiens menés avec deux collaborateurs d’élus : Jonathan, 38 ans, collaborateur au sein d’un cabinet ministériel, et Julien, 38 ans, directeur de cabinet d’un adjoint au maire d’une grande ville.

Des socialisations précoces à la politique, aux médias et au numérique

4La maîtrise de l’actualité, la lutte pour la définition de « l’agenda politique » et des « problèmes publics » font partie des tâches d’un collaborateur d’élu. Ces activités supposent des savoir-faire qui ne s’acquièrent pas seulement dans la sphère du militantisme, comme le montrent les parcours de Jonathan H. et Julien N. qui, bien que relativement jeunes, ont eu une autre activité professionnelle avant « d’entrer en politique » et d’en faire leur métier.

  • 2 Définition du Journal officiel, 2 avril 1987.

5Avant de devenir collaborateur d’élu, Julien a suivi des études au sein d’une école de commerce, puis il a travaillé dans le marketing, dans le secteur des télécoms, pendant une dizaine d’années. Or, le marketing, qui peut être défini comme « l’ensemble des actions ayant pour objectif de prévoir ou de constater et, le cas échéant, de stimuler, susciter ou renouveler les besoins du consommateur2 », et bien qu’il poursuive des objectifs purement commerciaux, n’est pas sans parenté avec le métier de collaborateur d’élu.

  • 3 Sébastien Michon, « Devenir professionnel de la politique – Militant et collaborateur politique », (...)

6Après des études de droit public (DEA en droit de la communication), le parcours professionnel de Jonathan s’est déroulé dans le monde associatif, où il a participé à la création d’un réseau national d’acteurs associatifs et publics sur les droits de l’enfant. Parallèlement, il a contribué à divers journaux étudiants et à la création d’une radio sur son campus. Ce parcours professionnel, typique d’un collaborateur d’élu, a permis à Jonathan H. de renforcer ses compétences en matière de construction et de mobilisation de réseaux et de promotion d’un discours au sein de l’espace public. Or, la maîtrise de la communication est une compétence centrale des collaborateurs d’élus, qui concourent souvent à la mise en œuvre des plans de communication de leur employeur : mailings, gestion de sites internet, rédaction d’articles et de communiqués de presse destinés à la presse nationale ou régionale, relations avec les journalistes, organisation de manifestations, etc.3.

  • 4 François Bonvin, Jean-Pierre Faguer, « Une génération d’autodidactes », op. cit.

7Si ces compétences s’acquièrent en partie au fil des parcours scolaire, militant et professionnel, elles font également appel à une maîtrise des outils médiatiques qui passe désormais par celle des outils numériques, souvent acquise dans la sphère privée et convertie en compétence professionnelle4. Les deux collaborateurs d’élus rencontrés dans le cadre de l’enquête relatent leurs pratiques précoces et assidues du Web, et décrivent les opportunités que celui-ci offre comme source d’informations et ressource pour la mobilisation de réseaux :

« Je me suis mis au Web, j’en ai un souvenir très précis, je devais être en deuxième ou troisième année d’école de commerce, en 1997-1998. Je me souviens d’un premier échange de mails avec une adresse Hotmail avec ma mère depuis la bibliothèque de mon école. Je me souviens avoir testé pour la première fois un mail. À partir de là, j’ai plus jamais lâché. Je suis très connecté, je suis très, très connecté, tout le temps. Toute la journée. » (Julien, collaborateur d’élu, 38 ans, équipé d’une tablette, lecteur professionnel en raison de son activité)

« Quand j’arrive à Rennes en 1993, je suis tout seul. Mes parents arrivent à Rennes entre 1995 et 1996 pour me rejoindre. Je n’habite pas avec eux, mais ils habitent dans une zone de couverture qui est proche de la fac et la zone qui est une zone test pour l’ADSL, et donc on va tester l’ADSL très tôt, avant même qu’il soit généralisé. […] Moi, je suis étudiant à Rennes, dans une université scientifique qui a une pratique de l’Internet et des salles d’informatique disponibles quasiment vingt-quatre heures sur vingt-quatre […]. J’ai mon premier abonnement à Internet en arrivant à Paris en DEA parce que je m’aperçois que, contrairement aux facs de province, l’accès aux salles informatiques, c’est juste une vanne. Je suis censé faire un DEA sur le droit de la communication, on a quand même juste rien, c’est dingue. […] En 1998, j’achète un ordinateur, et je suis abonné à Club Internet. Pas d’ADSL mais un 156 K. L’ADSL ne viendra que bien après. » (Jonathan, collaborateur d’élu, 38 ans, équipé d’une tablette)

8Ce double intérêt précoce pour les ressources numériques et pour l’actualité politique a permis à ces deux collaborateurs d’élus d’acquérir très tôt une véritable expérience de la lecture de la presse numérique et de suivre les évolutions rapides de ce nouveau média, capital culturel spécifique qu’ils mobilisent ultérieurement dans leur univers professionnel.

« Dès qu’il y a eu Internet, je me suis connecté, et je suis allé chercher de l’info. À l’école de commerce, il y avait Internet et des ordi, j’étais équipé. Alors, c’était extrêmement lent, c’était pénible, mais je le faisais, et j’ai tout de suite eu un attrait pour ça […] Ça a été un parcours. J’ai commencé à aller sur Internet voir les sites internet des médias papier existant et ensuite, par le bouche à oreille, par la lecture, par les réseaux sociaux, j’ai commencé à découvrir un peu plus les médias uniquement numériques. Ce qu’on appelle les pure players. Donc ça veut dire que dans la presse généraliste par exemple, je vais aller sur Rue89, sur Mediapart auquel je suis abonné, etc. » (Julien, collaborateur d’élu, 38 ans, équipé d’une tablette, lecteur professionnel en raison de son activité)

« Un des premiers sites d’info français, c’était Libé, et on a eu un site très vite, et donc j’ai très vite consulté les sites d’info qui se sont montés progressivement avec à la fois des choses communautaires au départ, et puis les sites de Libé, du Monde… J’ai le souvenir que Libé était tout de suite sur le Web, Le Monde est arrivé aussi, mais je ne vois pas forcément arriver le site du Figaro. Ce dont je me souviens, c’est de leurs difficultés à tout mettre, ou à ne rien mettre […]. À un moment donné, on a eu l’impression qu’on pouvait tout avoir gratuitement. On avait aussi une pratique à l’époque de newsletter. Notamment, il y avait un truc d’anciens mecs du CNRS qui avaient monté leur petite boîte et qui avaient donné naissance à un truc qui est devenu Internet Actu après. À ce moment-là, il y a eu le développement non pas de webzines, mais de newsletters, de journaux par e-mails. Là, on doit être aux alentours de 2000. Après, les souvenirs sont un peu délicats parce qu’il y a plein de trucs qu’on regardait à l’époque et qui sont complètement morts. C’est des trucs qu’on regardait, et plus rien aujourd’hui. Un peu comme un ovni où, à un moment donné, ça marchait très bien, et d’un coup, ça s’est arrêté… » (Jonathan, collaborateur d’élu, 38 ans, équipé d’une tablette)

Une expertise de la presse numérique pour un usage professionnel de l’information

9Ces grands lecteurs de la presse numérique n’expriment aucun sentiment d’addiction ou de désorientation. Au contraire, ils décrivent précisément leurs pratiques et leurs parcours de lecture de la presse en fonction des titres, de l’ergonomie des sites, des différents supports (tablettes, ordinateurs, smartphones). Julien explique, par exemple, les atouts et les inconvénients, d’un point de vue ergonomique, d’une grande diversité de médias l’ayant conduit à privilégier certains d’entre eux et à en éviter d’autres qui, bien que pertinents sur le fond, sont jugés trop mal conçus dans leur version numérique.

« Je suis abonné à Mediapart, et c’est un de ceux que je lis le moins. Je trouve que leur site et leur appli sont très mal foutus, c’est pas du tout agréable à lire. Je trouve ça vraiment pas agréable à lire, et ça compte ! Le contenu, c’est important, mais si c’est pas agréable à lire, si y a pas de confort visuel […]. Je consulte énormément Le Figaro parce qu’ils ont un site internet et une appli qui sont extrêmement bien faits, c’est vraiment les meilleurs là-dessus aujourd’hui. Le fil d’information est le plus réactif. Libé a toujours un temps de retard en ligne, Le Monde un peu moins, Le Figaro, c’est tout de suite ! Le Figaro, j’y vais pour ça, pour voir la réactivité du fil d’actu. Ils ont un petit fil sur la droite qui est hyperactif. Les articles, je les lis aussi mais moins. […] C’est en termes d’ergonomie, elle est très facile à… Je sais pas comment vous dire, je me repère en fait. Je trouve que c’est très facile de se repérer. Le Monde a fait un gros effort, et leur site et l’appli sont vraiment bien faits. Libé, c’est une catastrophe. C’est foutraque, on ne comprend pas ce qu’on regarde, je trouve ça pas du tout ergonomique, pas du tout agréable. Y a pas de hiérarchie, ça part dans tous les sens, je comprends rien du tout ! Un peu comme Slate. Slate, j’y vais pas – pourtant, les articles sont intéressants – parce qu’ils ont un peu la même démarche que Libé : c’est des lignes qui s’enchaînent, et c’est pas agréable. Alors que Le Figaro et Le Monde… L’appli du Monde d’ailleurs est devenue meilleure que celle du Figaro. Ce qui est bien dans Le Figaro, c’est le site, mais je trouve que l’appli du Monde est meilleure que l’appli du Figaro. Mais comme le fil d’actualité du Figaro est très bien sur le site et sur l’appli, je vais régulièrement consulter le fil sur l’appli. Par contre, je peux dire très clairement que je ne lis pas d’articles de fond du Figaro sur l’application, je les lis sur leur site. Ce que je vais chercher sur l’appli comme sur le site, c’est la réactivité du fil d’actu. C’est compliqué, hein ? » (Julien, collaborateur d’élu, 38 ans, équipé d’une tablette, lecteur professionnel en raison de son activité)

10Jonathan tient des propos analogues : il critique ainsi les grands médias de la presse numérique envisagés sous un angle ergonomique, la ligne éditoriale passant souvent au second plan.

« Je regarde aussi la presse sur mon téléphone. Les applis, c’est essentiellement Le Monde et Le Figaro. L’appli de Libé et le site aussi sont sans intérêt même si là, ils sont en train de le faire bouger. Un des gros attraits du Figaro notamment, c’est le fil AFP : il met les dépêches quasiment en continu, ce que Libé et Le Monde sont en train de faire. Le site du Figaro, c’est une petite colonne à droite, Le Monde vient de reformater un petit peu, et Libé aussi, on voit bien que sur la question de la construction de la page, ils essaient un peu de copier ce que fait Le Figaro. Il y a une évolution du Figaro aujourd’hui. Moi, politiquement, ce n’est pas ma came, mais ceci dit, il faut reconnaître, y compris dans la version papier, que des articles du Figaro peuvent être intéressants. » (Jonathan, collaborateur d’élu, 38 ans, équipé d’une tablette)

11Dans la mesure où la numérisation de la presse implique « l’atomisation » des prescriptions, les sites de presse ne sont pas une entrée exclusive vers l’information, mais une entrée parmi d’autres : moteurs de recherche, liens hypertextes, réseaux sociaux, etc. Si, pour la plupart des enquêtés, il en résulte une forme d’éparpillement, Julien a su s’adapter à cette nouvelle offre, recomposer des repères en suivant, par exemple, les articles de « journalistes phares » à partir de leurs réseaux sociaux (le titre de presse passant alors au second plan).

« Il y a des journalistes que je suis. Je ne vais pas forcément sur leurs blogs, mais je suis abonné à leurs comptes de réseaux sociaux, je les lis, je les écoute beaucoup. Il y a des journalistes, je sais que je vais lire leurs articles les yeux fermés sans forcément m’intéresser aux titres : c’est lui qui l’a écrit, alors je vais aller le voir ! Pour la musique, c’est extrêmement clair, y a un article de Christophe Conte, je vais le lire, c’est sûr. Un article de Beauvallet, c’est pas évident. Comme à l’époque, les articles d’Arnaud Viviant, c’est sûr que je les lisais. Fressoz et Bacqué, c’est quasiment sûr que je vais les lire, même si j’aime pas toujours. Abiker, c’est quasiment sûr que je vais les lire. Dans Libé, si c’est Bourmeau, c’est pas sûr ; si c’est Demorand, c’est sûr. » (Julien, collaborateur d’élu, 38 ans, équipé d’une tablette, lecteur professionnel en raison de son activité)

12Même discours chez Jonathan, qui parle des réseaux sociaux comme des outils lui permettant de suivre des journalistes sans passer par le filtre des sites de presse :

« Ma pratique, c’est ça : la consultation sur les téléphones des sites d’info, du fil Twitter, et puis mon compte Facebook assez régulièrement. Et, ce qui est intéressant avec ces deux outils, en fonction des gens à qui on est abonné, Facebook étant plutôt la partie amicale, regarder un peu ce que les copains relayent, et Twitter permettant d’avoir une vision plus large, parce que je suis abonné à pas mal de comptes de journalistes, ça permet voir ce qui se dit, ce qui se fait en temps réel. » (Jonathan, collaborateur d’élu, 38 ans, équipé d’une tablette)

13Ces pratiques supposent une connaissance de l’offre et des moyens d’y accéder qui résulte de l’expérience acquise au fil des années :

« Quand je vais dans un journal, sur un site ou une appli, je sais directement où je vais, en fait. D’ailleurs, dans mes pratiques, y a quelques années, il fallait que j’aille deux, trois fois sur un site pour me repérer, alors que maintenant, j’y vais une fois, et c’est bon, je me le suis approprié. » (Julien, collaborateur d’élu, 38 ans, équipé d’une tablette, lecteur professionnel en raison de son activité)

14S’ils sont soumis comme les autres lecteurs à de nouveaux standards de présentation de la presse numérique qui font la part belle au hasard et à l’éparpillement, ils semblent cependant moins les subir :

« Ça ne me dérange pas, ça fait partie de l’information que je lis. C’est vrai que, quand je vais sur les sites d’informations, je ne vais pas chercher quelque chose, je vais sur les sites d’informations pour m’informer, donc je prends ce qu’on me donne pour capter une info et si, parmi ces infos, il y a la dernière starlette de la téléréalité, il est possible que j’y aille. » (Julien, collaborateur d’élu, 38 ans, équipé d’une tablette, lecteur professionnel en raison de son activité)

15Julien juge d’ailleurs positivement cette boulimie d’informations qu’autorise le numérique. Il s’estime non pas « dépendant » mais « connecté » :

« Je reconnais que je suis très connecté. Ma compagne qui travaille dans les médias et qui connaît un peu les comportements des lecteurs, elle me le dit : “Tu fais partie des ultra-connectés, t’es connecté tout le temps.” C’est rare quand je ne suis pas au courant d’un truc. Alors, après, y a peut-être des gens qui sont au courant de moins de trucs, mais plus profondément, alors que moi, c’est vrai que je suis relativement informé ! » (Julien, collaborateur d’élu, 38 ans, équipé d’une tablette, lecteur professionnel en raison de son activité)

16Jonathan y voit une « respiration » qui lui permet de prendre un peu de recul, de faire un pas de côté et de faire « mûrir » son travail et sa réflexion.

« Je ne culpabilise pas du tout. Il y a un côté effrayant, mais je ne sais pas comment dire, il y a des gens qui au travail arrivent à 8 heures et repartent à 22 heures, et on estime que ce doit être des bons gros travailleurs. Moi, je ne suis pas du tout persuadé qu’entre 8 heures et 22 heures, ils sont productifs. Ce n’est pas à ça que je juge les qualités professionnelles de quelqu’un. Moi, je préfère être là moins longtemps, mais par contre, je crois aux respirations dans la journée, et ces éléments-là, ce sont aussi des éléments de respiration. Je pense que flâner sur le Web, sur certains aspects, c’est aussi utile que de marcher dans la rue pendant une heure entre deux rendez-vous. On peut dire que c’est improductif, mais moi, je suis désolé, le cerveau fonctionne, et ça permet de maturer des sujets et de s’aérer la tête pour mieux revenir sur quelque chose. » (Jonathan, collaborateur d’élu, 38 ans, équipé d’une tablette)

17Si ces deux enquêtés ont acquis une expertise de la presse numérique et jugent positivement leur frénésie d’informations, c’est évidemment parce que leur lecture de la presse a une fonction professionnelle :

« Quand j’arrive ici le matin, j’ouvre Libé, Le Monde, Le Figaro, et je le fais plusieurs fois dans la journée. » (Jonathan, collaborateur d’élu, 38 ans, équipé d’une tablette)

18La lecture induit des pratiques d’archivage et de classement de l’actualité en fonction des sujets qui concernent l’élu dont ils sont collaborateurs :

« Ça me prend une demi-heure, je zappe, je regarde quelles sont les infos. Parce qu’en plus, professionnellement, j’ai une revue de presse qui est faite dans le cabinet que je vais avoir et que je vais pouvoir feuilleter. Et puis, je sais que je vais retourner régulièrement sur les articles dans la journée. Je me fais des temps de pause. Je vais me rappeler : si ça m’intéresse, je vais voir tout de suite ; sinon, j’ai des outils de stockage d’articles : j’en ai deux, j’en ai un qui s’appelle Instapaper et un autre qui s’appelle Pocket. C’est des outils qui permettent d’historiser des articles, mais aussi des pages web, des blogs, etc., qui nous intéressent et qui vont pouvoir être consultables depuis n’importe quel support numérique, sur la tablette, etc. » (Julien, collaborateur d’élu, 38 ans, équipé d’une tablette, lecteur professionnel en raison de son activité)

« Maintenant, c’est conjugué à l’activité pro, parce que c’est intéressant de voir ce qui est dans l’actu politique, si ça peut avoir un lien direct ou indirect avec nos sujets, ce qui peut permettre d’avoir une discussion avec les collègues, d’être alerté sur tel ou tel truc, donc c’est important de le faire pour être connecté, même si quelquefois on devrait être moins connecté. » (Jonathan, collaborateur d’élu, 38 ans, équipé d’une tablette)

19Même si l’intérêt pour la presse numérique est bien antérieur à leur profession actuelle, s’adapter à la transition numérique de la presse s’avère indispensable. Pour Julien, méconnaître l’actualité du moment s’apparente à une faute professionnelle :

« Parce que je fais de la politique, je dois être informé, et je revendique le fait d’être souvent connecté dans la journée, et je considère que je ne peux pas me permettre de ne pas être connecté et de ne pas être au courant […]. J’ai pas l’impression d’avoir perdu du temps en soi. Parce qu’après, quand je vais discuter avec mon élu, c’est lui qui vient et qui va me dire : “T’as lu ce truc-là ? – Non je l’ai pas lu – Comment ça, tu l’as pas lu ?” Ça fait partie de mon job, en réalité ! Alors, j’aime bien ça, mais ça fait partie de mon job. » (Julien, collaborateur d’élu, 38 ans, équipé d’une tablette, lecteur professionnel en raison de son activité)

Les pratiques de lecture « classiques » des précurseurs

20Si les collaborateurs d’élus interrogés pratiquent une lecture experte de la presse numérique, celle-ci se cantonne néanmoins aux médias « classiques » calqués sur, ou directement issus de, la presse traditionnelle la plus légitime (Le Monde, Le Figaro, Libération).

  • 5 Sébastien Michon, « Devenir professionnel de la politique – Militant et collaborateur politique », (...)
  • 6 Pierre Bourdieu, Propos sur le champ politique, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2000.

21Ce légitimisme procède pour partie de la fonction de collaborateur d’élu dont l’accès ne dépend pas seulement de l’intensité de l’activité militante, mais aussi de la position dans l’espace politique. La professionnalisation politique est plus fréquemment ouverte à celles et ceux qui se sont investis pendant plusieurs années dans le mouvement de jeunesse d’un « parti de gouvernement » (Jeunes Socialistes, UMP, UDF, Verts5). C’est au sein des positions dominantes du champ politique que s’établissent les liens les plus forts avec les positions les plus « en vue » du champ journalistique6. Les biographies des deux enquêtés illustrent cette position sécante : l’un s’est essayé au journalisme, l’autre au marketing et à la communication, et l’un et l’autre ont ou ont eu des conjointes journalistes.

  • 7 Patrick Champagne, « La manifestation comme action symbolique », in Pierre Favre (dir.), La manifes (...)

22Comment comprendre cette limitation à la lecture de la presse « classique » alors que le Web permet d’avoir accès à un ensemble beaucoup plus vaste d’informations ? En fait, ce n’est pas tant l’information qui a de l’importance aux yeux de ces collaborateurs politiques que sa réception publique et la prise de position qu’elle doit susciter de la part des élus pour lesquels ils travaillent. Comme l’explique Patrick Champagne, un événement « n’est pas quelque chose qui en soi serait important et que la presse se bornerait à enregistrer ; c’est en fait un produit social collectivement perçu comme tel, et dont la définition peut varier selon la conjoncture, selon les groupes et selon la structure du champ politico-journalistique7 ». L’usage que font de la presse les collaborateurs d’élus prend part à la définition de ce « produit social ».

« Avant, on payait des gens pour faire des revues de presse qui devaient arriver à 10 heures ou 12 heures ; maintenant, on les a en numérique, on a les titres, on télécharge les articles qu’on veut, et à 8 h 30, c’est plié. On a un service de revue de presse qui est automatisé, il est fait par une boîte, il n’y a qu’une boîte en France qui fait ça. […] Je les utilise, car si je ne voulais pas l’utiliser, ça peut me mettre en défaut. Les articles sont vus, donc on peut être interpellé par des collègues ou la ministre elle-même qui dit : “Ah, au fait, t’as lu cet article-là ?” Toi, tu peux juger que ce n’est pas digne d’intérêt ; pourtant, si eux l’ont lu, d’autres l’auront lu, et même si l’article n’a pas d’intérêt, il va impacter le secteur quelques heures voire quelques jours plus tard parce que les journalistes se recopient les uns et les autres… Un sujet qui n’a pas d’intérêt qui est traité par un gros article dans Le Parisien va donner une idée au journaliste qui va faire le 13 heures de France 2, à RTL, et ainsi de suite, et donc ça va faire boule de neige peut-être toute la journée, voire ça va ouvrir une séquence de trois jours. Si tu n’as pas lu la revue de presse, tu n’auras pas interpellé la chargée de com, tu peux perdre des heures. » (Jonathan, collaborateur d’élu, 38 ans, équipé d’une tablette)

23Cette vision de l’information numérique cantonnée à la presse classique exclut de fait d’autres pratiques informatives, et limite la distance critique par rapport à la presse numérique. Ainsi, lorsque Julien évoque des recherches qu’il a faites sur les mouvements d’extrême droite, il cite d’abord ceux qui ont fait l’objet d’une couverture médiatique :

« Il y a quelques sujets d’actualité où je vais quand même aller faire des recherches un peu plus poussées. Les sujets relatifs au FN et à l’extrême droite, quand je lis un article dessus, c’est sûr que, derrière, je vais aller faire des recherches, fouiller, etc. C’est un sujet qui me préoccupe. En ce moment, après la mort de Clément Méric, je fais beaucoup ça. Il y avait, par exemple, hier un article dans Les Inrocks sur un nouveau mouvement qui s’appelle Antigone, qui est un mouvement de femmes qui s’oppose aux Femen. Je suis allé faire des recherches dessus après avoir lu l’article. Parce qu’une des particularités de ces groupes-là, c’est de vouloir faire transparaître que ce qu’ils ont envie de laisser paraître. Alors qu’il y a quand même plein d’autres sujets dans l’actualité où un simple article permet de bien saisir le truc. Là, si on veut bien comprendre, faut aller fouiller, parce que c’est des méandres… » (Julien, collaborateur d’élu, 38 ans, équipé d’une tablette, lecteur professionnel en raison de son activité)

24En définitive, les collaborateurs d’élus rencontrés dans le cadre de cette enquête n’ont fait que transposer leurs pratiques antérieures de lecture de la presse écrite à un nouveau support, sans modifier réellement leurs pratiques et leurs usages, excepté que la presse numérique leur permet de lire beaucoup.

« Je crois que j’ai vraiment transposé les choses qui m’intéressaient et la manière de m’informer et de lire sur les outils numériques. À la base, c’est vraiment transposé comme ça. Donc, ça a d’abord été l’ordinateur, et à partir du moment où j’ai eu l’ordinateur, je crois que je me suis toujours endormi dans mon lit avec soit l’ordi, soit un magazine devant moi. » (Julien, collaborateur d’élu, 38 ans, équipé d’une tablette, lecteur professionnel en raison de son activité)

Les experts en informatique : usage des outils et des logiques du Web

25L’hétérogénéité des parcours des informaticiens reflète la nouveauté du monde professionnel de l’informatique. Elle a permis à des autodidactes, d’origines sociales diverses, d’y transférer des connaissances acquises dans le cadre de leurs loisirs.

26Maxime, 28 ans, issu d’une école d’ingénieurs, a récemment commencé une carrière d’ingénieur informaticien au sein d’une SSII où il adapte un logiciel de campagne marketing à diverses entreprises clientes. Fils d’un agriculteur et d’une institutrice du Sud de la France faiblement politisés, il commence à s’intéresser à l’actualité politique avec son entrée dans le monde du travail, et devient dès lors un lecteur assidu de la presse numérique.

27Mélissa, 40 ans, est « experte bureautique » au sein d’une SSII où elle manipule des tableurs et des bases de données pour le compte d’entreprises clientes (afin d’assurer un contrôle qualité, le respect des cahiers des charges, etc.). Après des études de droit, elle s’est autoformée à la bureautique, puis elle a bénéficié de formations au sein de son entreprise.

« Je me suis intéressée à ça, et dans mon premier boulot, qui était dans un cabinet d’avocats, j’ai proposé de donner un coup de main au secrétariat qui faisait des fiches sous Word pour les dossiers terminés qui étaient entreposés à la cave. C’était pas pratique du tout, fallait fouiller. J’en ai parlé à mon mari, qui m’a dit qu’il fallait utiliser Excel. Donc j’ai proposé au cabinet d’avocats de leur faire ça, de leur construire une base de données sous Excel au lieu de faire du droit… Et puis, j’avais ça sur mon CV, et quand j’ai cherché du travail, je l’ai fait valoir. » (Mélissa, informaticienne, 40 ans, équipée d’une tablette et d’une liseuse, technophile)

28Mais, si elle a le sentiment de faire de l’informatique, elle considère que sa fonction est peu valorisée par ses collègues :

« Bon, pour les informaticiens, Excel, c’est pas de l’informatique… Mais ils sont bien contents quand je viens les aider ! » (Mélissa, informaticienne, 40 ans, équipée d’une tablette et d’une liseuse, technophile)

29Son père est électronicien, sa mère pharmacienne, elle est mariée à un informaticien : ainsi, elle a eu un accès facile et précoce à l’informatique et au Web. Mélissa est une grande lectrice de romans, de presse d’information, de magazines, mais aussi de médias du Web : blogs, forums, etc. Depuis quelques années, elle s’éloigne de la presse traditionnelle la plus légitime, sur laquelle elle porte un regard de plus en plus critique, pour se tourner vers les médias « digital natives ».

30Benjamin, 56 ans, est musicien, développeur de logiciels et consultant numérique. Après des études littéraires, il s’engage dans une carrière de pianiste qu’il poursuit encore aujourd’hui. Mais, dès les années 1970, il s’intéresse aux possibilités musicales qu’offre l’informatique, et apprend en autodidacte à coder pour améliorer les synthétiseurs sur lesquels il joue. Par la suite, il étend et réinvestit ses compétences informatiques dans différents univers professionnels : l’informatique devient alors sa principale source de revenus.

« La programmation, très rapidement, ça n’a plus été lié à la musique. En tant que musicien, j’écrivais des piges dans des journaux de musique, et en tant qu’utilisateur de micro-informatique, j’ai découvert que rien ne permettait d’écrire sur ordinateur de façon adaptée. J’ai découvert qu’il y avait un vrai problème d’outil. Cela m’a amené à explorer pourquoi, et j’ai réalisé que les journalistes qui écrivent ont des tics d’écriture que l’on retrouve partout. Par exemple, un journaliste va prendre sa machine à écrire et taper du texte et décrire son article en mettant des balises et il va faire un véritable balisage sémantique de son texte, et il va inventer de façon intuitive l’équivalent du HTML ou d’un ePub. Et ça, j’ai trouvé ça fascinant. Et partant de ça, de comment on transforme du texte en un contenu structuré, j’ai développé un logiciel de saisie de texte, et ce truc a été pris par des groupes de presse. J’ai participé à l’informatisation de la presse quotidienne à une époque où les journaux se faisaient encore avec le plomb. » (Benjamin, développeur de logiciels, 56 ans, équipé d’une tablette, technophile averti)

31Fils d’un physicien et d’une journaliste littéraire, son capital culturel lui permet un regard distancié et critique sur l’information et l’actualité, qu’il ne consulte désormais que sur support numérique.

32Damien, 35 ans, est développeur de logiciels libres. Fils d’un manager chez IBM, il accède à l’informatique dès son plus jeune âge : il apprend dès l’enfance à manipuler les langages informatiques et à coder.

« Il y avait beaucoup de gamins d’IBM à l’école, j’étais pas un olibrius. Mais il y avait pas encore une culture du “programmeur”, alors qu’il y avait ça pour le hard rock par exemple : t’aimais le hard rock et t’étais habillé en hard rocker, etc., mais pour la programmation… T’avais un tout petit peu le truc d’être un “nerd”, genre le mec qui fait un club d’échecs le vendredi après-midi, on se dit : “C’est un intello qu’est bon en maths”, mais on pense pas programmation… Il n’y avait pas cette culture informatique. Mon père, je me suis jamais dit : “Il est informaticien à IBM.” D’ailleurs, il l’était pas. Les potes qui avaient des parents informaticiens, ils ne parlaient pas informatique. Par contre, il y avait des ordinateurs à la maison, et de la doc, etc. » (Damien, développeur de logiciels, 35 ans, équipé d’une tablette, technophile)

33Plus tard, il se tourne vers des études de philosophie, et entame un doctorat de logique avant de revenir à la programmation informatique. Depuis, il contribue au développement du logiciel libre (développement de logiciels, formation, cours dans des cursus d’informaticiens, etc.) où il mobilise à la fois les compétences en informatique acquises en autodidacte et les connaissances accumulées au cours de ses études.

Les figures du hacker, du nerd et du geek

34Les trajectoires qui ont conduit ces enquêtés à faire de l’informatique leur profession sont très diverses : parcours scolaires ou autodidactes, entrée dans l’informatique via un parcours professionnel ou des activités culturelles, etc. Les métiers qu’ils exercent dans le champ de l’informatique sont également diversifiés : de technicien à concepteur. Néanmoins, tous ont vécu une socialisation spécifique à l’informatique souvent précoce et avant-gardiste, et ont intériorisé ainsi un ensemble de normes, de valeurs, de manières de faire qui ne sont pas sans conséquences sur leur point de vue politique, ainsi que sur leur rapport aux médias en général et à la presse numérique en particulier.

  • 8 Thierry Bardini, Serge Proulx, « La culture du hack en ligne, une rupture avec les normes de la mod (...)

35Au centre de ces pratiques se trouve le phénomène du hack, générateur de nouvelles formes d’expression et de revendications associées à la culture informatique. À l’origine de la culture informatique, au cours des années 1960, on appelait « hacker » un usager capable de réaliser un hack, c’est-à-dire une prouesse informatique. Ultérieurement, le sens du mot « hacker » a évolué péjorativement, et désigne aujourd’hui un « hors-la-loi » qui se sert de ses compétences informatiques pour s’en prendre à l’ordre établi8. D’autres qualificatifs, comme « nerd », ont alors été utilisés : ceux qui s’en revendiquent tiennent un discours, souvent contestataire, sur le monde numérique. Ainsi, Mélissa, administratrice d’un site de partage d’e-books, s’oppose à la législation sur les droits d’auteurs ; Damien s’inscrit dans le mouvement du « logiciel libre » et de « l’open source » souvent perçu comme libertaire ; Benjamin a entrepris de monter sa propre maison d’édition numérique qui a vocation à se distinguer du champ de l’édition classique ; Maxime acquiert une culture politique critique grâce aux ressources disponibles en ligne (presse, blogs, podcasts, rapports d’experts, etc.).

  • 9 Ibid.

36Thierry Bardini et Serge Proulx définissent la culture du hack, du nerd ou du geek comme une culture de la singularité régulée par des droits coutumiers, une mythologie de la prouesse informatique, du défi de l’autorité, du recours à l’illégalité et de la liberté érigée en idéal9. Mais le sens donné à la liberté ne se cantonne pas ici à l’accès simplifié à un ensemble de ressources qu’autorise la technique ; il apparaît plutôt comme un discours d’émancipation de diverses formes de domination : discours de contestation dont tout porte à croire qu’il est autorisé par le capital technique des informaticiens professionnels, qui leur permet à la fois de contribuer à édicter les normes des mondes numériques et de les contourner en ayant recours à des modèles alternatifs.

37Maxime décrit cette « culture » comme une propension à la curiosité et une posture scientifique appliquée à tout :

« Être geek, c’est être curieux de tout ce qui se passe, même la politique. Un geek a un avis sur tout. […] Moi, ça a été la politique et l’économie ; pour d’autres, ça va être autre chose… mais c’est quand même avoir une attitude curieuse. Après, je distingue les geeks qui ont un métier technique, du consultant business ou financier qui va avoir un iPhone et qui va se dire geek parce que c’est à la mode. Et dans la catégorie “vrai geek, il y a encore plein de sous-catégories. Là, dans mon ancienne boîte, il y avait énormément de gens qui pouvaient se taper des articles de physique ! Il y a une culture d’ingénieur aussi, scientifique en tout cas. Pour moi, geek, c’est l’excès d’intérêt ! C’est pas savoir s’arrêter ! Aller jusqu’au bout des choses, aller jusqu’au bout du chiffre, refaire soi-même le calcul s’il faut ! Alors que la plupart des autres auraient tendance à être saoulés avant, ils diraient : “Ça va, c’est bon, on a compris…” » (Maxime, ingénieur informaticien, 28 ans, non équipé en tablette ni en liseuse)

38Les tendances à la contestation associées aux savoir-faire d’informaticiens (professionnels ou autodidactes) gouvernent les modalités de réception de l’actualité :

« C’est un peu l’esprit de geek aussi, où on a tendance à rentrer dans les détails. Moi, ça ne me dérange pas d’aller fouiller au milieu d’un rapport de l’OCDE sur Internet, aller au boulot chercher des faits. […] Du coup, je n’ai peur de rien, si, par exemple, je me mets à acheter un bouquin sur la biologie, si ça m’intéresse, du coup, je vais aller vraiment voir comment ça marche… Je pense que c’est un truc de geek et d’ingénieur, les deux sont un peu liés : c’est la culture scientifique, quelque chose d’attaché aux faits. […] Je peux accéder aux articles de l’Assemblée nationale directement, par exemple, ça permet de vérifier par ses propres yeux. Il n’y a pas eu de biais, le journal peut dire quelque chose, et après, on peut aller vérifier. Je n’ai pas d’exemples précis là, mais que ça soit des ressources du Collège de France, des rapports de l’OCDE, de la Cour des comptes, si on balance un chiffre comme ça, on peut aller vérifier sur le site de l’Insee. » (Maxime, ingénieur informaticien, 28 ans, non équipé en tablette ni en liseuse)

Pratiques de consultation de l’information

  • 10 Loi n° 2006-961 du 1er août 2006 relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société d (...)
  • 11 Loi n° 2009-669 du 12 juin 2009 favorisant la diffusion et la protection de la création sur Interne (...)
  • 12 Loi n° 2011-267 du 14 mars 2011 d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurit (...)

39L’apparition de l’informatique dans l’espace public, liée à la diffusion du Web dans les foyers, est encore récente. Au cours des dernières années, le législateur s’en est emparé sous l’angle de la protection des droits d’auteurs et de la « lutte contre la cybercriminalité » : loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information en 2006 (loi DADVSI10), loi Hadopi en 200911, loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure en 2011 (loi LOPPSI12), etc. Les professionnels de l’informatique politique suivent de près le traitement médiatique de ces questions en important leurs propres méthodes, et prennent position dans ce débat :

« Si on se souvient de Hadopi, les informaticiens étaient peu acheteurs du discours politique. Ils allaient lire les journaux, mais ils allaient aussi sur le site de l’Assemblée nationale lire les articles de lois. Ils n’avaient pas envie d’avoir une falsification du message par un discours quelconque. » (Maxime, ingénieur informaticien, 28 ans, non équipé en tablette ni en liseuse)

40À la différence des collaborateurs politiques qui entretenaient des pratiques de consultation de la presse numérique intenses mais classiques, les experts en informatique importent leurs « manières de faire » dans leurs pratiques de consultation de la presse. Damien consulte, par exemple, la presse dans un logiciel qu’il a créé et qui agrège l’ensemble de ses médias et communications numériques (e-mails, journaux en ligne, blogs, newsgroups, etc.) au sein d’une même interface qu’il a conçue pour être sobre et dépouillée :

« Le logiciel dont je parle, c’est un logiciel que j’ai créé à partir de 2003, c’est un truc de gestion de tâches, de marque-page de trucs que je veux regarder plus tard. J’ai pris mes habitudes avec ce logiciel-là à lire, écrire et regarder ou coder […]. Tiens, regarde, là, j’ai une amie qui m’a écrit, j’ai zéro e-mail d’amis auxquels je dois répondre, et j’en ai quatre qu’il faut que je lise un jour. Ça, c’est un newsgroup, mais ça apparaît de la même manière. Ça, c’est le flux RSS d’un journal. Ça, c’est un blog, c’est pareil… Ce qui génial, c’est que je ne sors pas du flux, je suis là-dedans, je ne suis pas distrait, car si je devais aller sur la page, ça mettrait du temps à charger, y aurait des couleurs, des onglets, etc., qui me dérangeraient. » (Damien, développeur de logiciels, 35 ans, équipé d’une tablette, technophile)

41Outre leurs manières de consulter qui les distinguent des collaborateurs politiques, les informaticiens ne se contentent pas des sources les plus « légitimes » de traitement de l’actualité (c’est-à-dire les sites des grands organes de presse comme Le Monde ou Le Figaro), mais ils élargissent leur recherche d’information à des sites pure players et à des blogs qui, à leurs yeux, sont tout aussi légitimes et même parfois plus aboutis que des sources plus officielles.

« Je lis pas mal de blogs pour avoir des vues sur d’autres métiers par exemple. Puis sont arrivés ces journaux avec des vrais journalistes d’investigation comme Mediapart ou Arrêt sur images. Donc je me suis dit que j’allais soutenir : puisque je lisais beaucoup de journaux, je me suis dit que j’allais payer un peu […]. Je lis aussi beaucoup de blogs sur tout. J’ai beaucoup lu le blog de l’avocat maître Eolas, du temps où il tenait son blog. J’ai lu pas mal de blogs sur les questions de médecine et de santé. Pour le moment, je vais pas mal sur les blogs féministes. Un peu d’économie, mais j’ai un peu plus de mal. Pour ça, je vais plutôt vers les journaux : je suis abonnée à la version numérique d’Alternatives économiques. » (Mélissa, informaticienne, 40 ans, équipée d’une tablette et d’une liseuse, technophile)

« Le Monde.fr, c’est un peu le point d’entrée. Cela me permet de voir quelles sont les actualités de la journée. Il y a Arrêt sur images aussi : vu qu’il y a beaucoup de contenu, je lis tout ce qui sort. Après, il y a les flux Facebook aussi. Facebook, c’est un très gros pourvoyeur… Par contre, là où y a un très gros échec, c’est sur les flux RSS. Je trouve que c’est mal fait, il n’y a rien qui marche bien, faut aller sur le site de chaque titre pour récupérer le contenu, c’est naze. Alors que le flux Facebook, c’est centralisé sur Facebook et assez pratique. Sur ma page Facebook, j’ai ce que font mes potes, et au milieu, j’ai Finance Watch, Acrimed, Attac, voilà. J’ai des trucs qui tombent, et je clique dessus […]. C’est plus développé dans les blogs que dans les médias traditionnels. » (Maxime, ingénieur informaticien, 28 ans, non équipé en tablette ni en liseuse)

42Les informaticiens sont aussi ceux qui citent le plus souvent des sources d’information numérique dont les formats ne sont pas seulement un décalque des versions papier, radiophonique ou vidéo. Maxime, pas équipé en tablette et liseuse mentionne ainsi parmi ses sources d’informations des formats propres au Web comme certains pure players et podcasts :

« Aujourd’hui, j’essaie de limiter le temps que je passe sur les sites d’infos généralistes et d’aller plutôt sur les choses un peu plus longues, des articles beaucoup plus longs et plus intéressants vraiment. Dans Ragemag par exemple, il y a des articles beaucoup plus longs et plus intéressants. Ça, c’est assez appréciable […], mais il n’y a pas que l’écrit pour la politique, il se passe des choses très intéressantes en podcast. On en apprend plus en une heure de conférence de Lordon ou de Sapir qu’en cinquante articles du Monde. » (Maxime, ingénieur informaticien, 28 ans, non équipé en tablette ni en liseuse)

Une approche spécifique de l’information ?

43Les informaticiens, comme les collaborateurs politiques, louent l’apparition de la presse numérique. Elle permet, à leurs yeux, de renouveler et diversifier l’offre et les formats d’information. Benjamin considère ainsi que la numérisation de la presse lui a ouvert la possibilité de se construire sa propre ligne éditoriale en compilant des articles issus d’un grand nombre de médias.

« Je n’achète plus jamais de presse papier. Et je ne suis pas non plus abonné en ligne. Je ne le fais pas parce que j’ai tendance à penser que j’aurais envie de polariser ma lecture sur mon abonnement pour le rentabiliser en quelque sorte. Or je crois que la lecture transversale sur Internet a du sens, et qu’elle permet d’avoir une vision plus panoramique des choses et plus personnelle : on choisit un peu ses sources d’information, et on fait le tri. Le système d’abonnement sur Internet, je pense que c’est une connerie, c’est fini, il faut trouver autre chose. […] Il y a eu des périodes où j’étais abonné au Monde, à L’Huma. Je pense que l’abonnement, c’est une forme de polarisation de la source informationnelle qui, aujourd’hui, n’a plus lieu d’être. Je crois qu’au contraire, aujourd’hui, on a un intérêt majeur à multiplier les sources. » (Benjamin, développeur de logiciels, 56 ans, équipé d’une tablette, technophile averti)

44Selon Benjamin, la numérisation de la presse est un mouvement irréversible, et les tentatives faites par les organes de la presse classique pour calquer leur modèle dans le secteur numérique sont, à terme, vouées à l’échec.

« Un exemple : il y a un gros nombre d’articles qui sont des reprises de l’AFP. Quand on est abonné à un journal et qu’on n’en lit qu’un, ça passe très bien. Mais quand on lit de façon parapluie, on voit que c’est le même article. Ça montre à quel point leur modèle est foireux et n’est plus adapté à la réalité d’aujourd’hui. Et mon mode de consommation est banal : il y a beaucoup de gens qui font comme moi. Prétendre fidéliser un lecteur, c’est juste d’une méconnaissance et d’une incompétence abyssales par rapport à la réalité d’Internet aujourd’hui et des modes de consommation (je n’aime pas ces mots parce que pour moi, Internet ne relève pas de la communication, mais de la connexion). Ils ont une conception minitel d’Internet, où on donne des informations au lecteur, et on considère que les gens n’ont rien à émettre. Aujourd’hui, les acteurs ne considèrent pas que les gens aient vocation à publier quelque chose eux-mêmes. » (Benjamin, développeur de logiciels, 56 ans, équipé d’une tablette, technophile averti)

45Mais ce point de vue est évidemment lié à une pratique de ces technologies qui permet aux informaticiens de résister plus efficacement que d’autres au sentiment de dépendance, de submersion, de lecture répétitive, etc. Ainsi, Damien critique le risque engendré par le modèle économique dominant dans la presse numérique, qui consiste à alimenter un flux continu coûte que coûte au détriment du contenu.

« Il y a un livre de Moravia où il met en scène un journaliste qui est hyper doué pour écrire des papiers, pour produire ce que la machine journalistique lui demande, et son directeur décrit ce qu’il écrit comme des “machines à lire”, il dit : “Tes trucs, c’est des machines à lire, ça se lit super bien”, et l’expression est marrante ! Elle correspond à 99 % du Web : c’est des machines à lire. L’article de Rue89 dont tu parles, c’est une petite “machine à lire” : tu le lis comme un automate, tu le lis par réflexe, les gens l’écrivent comme des automates, à tel point qu’on se demande si c’est pas écrit par des machines, il y a des premières expériences qui se font dans ce sens de “robot rédacteur”. C’est de l’hypnose, plus du rétrécissement de l’horizon temporel égal… mort ! » (Damien, développeur de logiciels, 35 ans, équipé d’une tablette, technophile)

46La quasi-totalité des informaticiens porte un regard très critique sur les entreprises de traitement de l’information en général, et sur les organes de presse les plus légitimes en particulier :

« Ce qui manque dans les médias, c’est la synthèse. Il y a aucun média qui a une synthèse à peu près correcte de tout ce qui se passe. Que ce soit sur le mariage gay, la sortie de l’euro, la dette, etc., soit on est dans un truc, soit dans l’autre, mais personne se parle, il y a personne qui arrive à articuler les arguments pour, les arguments contre, d’une façon un peu intéressante. C’est toujours orienté. […] On a l’impression que toute actualité est mise en histoire ! Pour moi, par exemple, l’affaire DSK, c’était comme une série. Mais les gens n’ont rien appris, ils ont regardé les chaînes d’actu en continu – moi y compris – pendant trois jours et, au final, ils ont rien appris ! C’est quand même dingue ! On pourrait faire plein de choses avec ce temps. » (Maxime, ingénieur informaticien, 28 ans, non équipé en tablette ni en liseuse)

« En 2000, quand je commençais à écrire des chroniques, je regardais ce qui se faisait en chroniques littéraires, et je trouvais plus d’infos sur le Web que dans Le Monde ou dans Libé. J’achetais ces journaux, et je lisais les critiques, et c’était chiant parce qu’ils faisaient les mêmes critiques. Donc, ça m’aidait pas beaucoup. Si je voulais des trucs différents, j’allais sur le Web. » (Damien, développeur de logiciels, 35 ans, équipé d’une tablette, technophile)

47La comparaison des pratiques de lecture de la presse numérique entre experts de la politique et experts de l’informatique illustre un des conflits qui divise le monde de la presse numérique. Les pratiques expertes des collaborateurs d’élus et celles des informaticiens diffèrent profondément : les unes sont héritées des pratiques classiques de consultation de la presse écrite, les autres sont des pratiques encore récentes de consultation du Web. Cet écart reflète l’état actuel de la presse numérique, dont la définition et les pratiques ne sont pas encore figées, et qui voient s’affronter des logiques économiques issues du fonctionnement, d’une part des entreprises de la presse classique, d’autre part des entreprises venues du Web.

Anmerkungen

1 Pierre Bourdieu. « L’emprise du journalisme », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 101-102, mars 1994, p. 3-9.

2 Définition du Journal officiel, 2 avril 1987.

3 Sébastien Michon, « Devenir professionnel de la politique – Militant et collaborateur politique », Agora Débats/Jeunesses, n° 52, 2009.

4 François Bonvin, Jean-Pierre Faguer, « Une génération d’autodidactes », op. cit.

5 Sébastien Michon, « Devenir professionnel de la politique – Militant et collaborateur politique », art. cit.

6 Pierre Bourdieu, Propos sur le champ politique, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2000.

7 Patrick Champagne, « La manifestation comme action symbolique », in Pierre Favre (dir.), La manifestation, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1990, p. 339-356.

8 Thierry Bardini, Serge Proulx, « La culture du hack en ligne, une rupture avec les normes de la modernité », Les cahiers du numérique, vol. 3, 2002, p. 35-54.

9 Ibid.

10 Loi n° 2006-961 du 1er août 2006 relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information.

11 Loi n° 2009-669 du 12 juin 2009 favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet.

12 Loi n° 2011-267 du 14 mars 2011 d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure.

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