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50 ans d’archéologie française au Soudan

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Marc Maillot

Saï, aux origines de l’archéologie franco-soudanaise

Vincent Francigny

Texte intégral

1À l’origine de la collaboration archéologique entre la France et le Soudan, que reflète la grande longévité du centre permanent de recherche établi à Khartoum en 1969, on trouve un certain nombre d’initiatives dont la plus ancienne est celle de la mission archéologique de l’île de Saï, fondée en 1954. Bien qu’elle n’ait fonctionné que de manière intermittente, c’est cette mission qui permit à la France, plus d’un siècle après les exploits de Cailliaud et Linant de Bellefonds, de proposer aux autorités soudanaises, engagées sur la voie de l’indépendance, de miser sur un savoir-faire indiscutable en matière de patrimoine et de recherche archéologique. Le cinquantenaire de la Sfdas, qui met à l’honneur un dispositif unique dans le pays, est l’occasion de revenir sur toutes ces initiatives et de rendre hommage à leurs inventeurs, à leur détermination et à leur courage.

J’y vis les ruines d’un petit temple égyptien…

2C’est avec ces mots que Frédéric Cailliaud (1826) décrivit son arrivée sur la ville antique de Saï, après avoir franchi le fleuve et fait escale à la petite église médiévale située au nord de l’île. Les choses n’étaient pourtant pas gagnées d’avance car Cailliaud, comme tous les voyageurs qui l’avaient précédé dans la région en ce début de xixe siècle, ne trouva guère d’embarcation pour se rendre sur place. Convaincu de l’intérêt que pouvait avoir une île aussi grande en plein cœur de la Nubie, il ne dut sa réussite qu’à son équipe qui lui fabriqua un radeau de fortune avec des branches de palmiers dattiers et de roseaux. Après vingt minutes de laborieuse traversée, Cailliaud devint ainsi le premier Européen à fouler le sol de Saï et à en décrire les quelques vestiges qui s’offraient à lui.

3Près d’un siècle et demi auparavant, un voyageur turc ottoman nommé Evliya Çelebi s’était déjà rendu à Saï. Parcourant et décrivant les territoires conquis par la Sublime Porte, périple qu’il compila dans les dix volumes de son « Livre des voyages », il y fit halte en 1673, Saï étant alors la forteresse la plus au sud de l’Empire. Cependant, comme il ne décrivit pas le patrimoine ancien de l’île, c’est bien à Cailliaud qu’on attribua l’invention du site.

4Cette prouesse du Français, qui n’occupe pourtant que quelques pages dans sa publication, eut un impact important sur l’histoire de la recherche archéologique dans la région. En associant l’île à la présence égyptienne durant l’Antiquité, elle plaça Saï sur la liste des lieux à visiter pour la plupart des expéditions qui s’aventureraient dès lors en Nubie. Parmi elles, celle dirigée par Karl Richard Lepsius marqua un tournant. Conçue sur le plan scientifique et documentaire à la manière de l’expédition napoléonienne en Égypte, elle fut la première à prélever des pièces archéologiques à Saï, dont une inscription méroïtique, et à en livrer une description circonstanciée.

5De toutes les descriptions qui s’égrenèrent ainsi jusqu’au début du xxe siècle, il faut mentionner celle du prolifique égyptologue Sir Wallis Budge (1907), qui travaillait alors pour le British Museum, et dont les interprétations malheureusement erronées influencèrent longtemps les débats sur la datation des vestiges de Saï. En attribuant la première fortification du site à Sésostris III, puis la construction d’une importante forteresse à Amenhotep III, il véhicula l’idée que Saï avait été conquise par les Égyptiens dès le Moyen Empire, une erreur qui s’inscrira dans le temps et que l’on retrouvera pendant des décennies jusque dans l’ouvrage de référence Porter-Moss (1952). Ses conclusions engendrèrent aussi une confusion sur la nature des fortifications visibles à l’époque en surface, dont on sait qu’elles ne sont pas égyptiennes mais correspondent à un édifice militaire fondé au xvie siècle par les Ottomans.

6Fort heureusement, l’année où parut The Egyptian Sudan (Budge 1907) fut aussi celle où le premier égyptologue américain, James Henry Breasted, mit les pieds à Saï. Sa visite et surtout les photos qu’il prit sur place permirent de rétablir en partie la vérité sur la datation en apportant la preuve d’une importante activité de construction sous le règne de Thoutmosis III. Breasted s’arrêta en particulier sur un détail d’un pilier de temple gisant au sol dans les décombres de la forteresse et sur lequel on pouvait voir, sous l’iconographie officielle du roi Thoutmosis III accueilli par Amon, une petite inscription ajoutée après coup au nom du vice-roi de Nubie Nehy. Le texte, précédé d’une représentation de Nehy agenouillé les mains levées en signe d’adoration (fig. 1), détaille l’ordre donné par le roi durant la 25e année de son règne de reconstruire en pierre le temple à Amon jusque-là érigé en briques. Breasted livra aussi quelques éléments d’une autre inscription remontant cette fois à Thoutmosis I, qu’il vit en contrebas du temple sur un rocher au bord du Nil. Il n’existe malheureusement aucun fac-similé de cette inscription aujourd’hui disparue, l’important n’étant pas là mais dans les conclusions qu’elle apporte en faisant remonter la présence égyptienne à Saï au début de la xviiie dynastie.

7Dans les premières décennies du xxe siècle, l’exploration pionnière de la Nubie céda progressivement la place à des missions de fouilles ciblant les grands sites royaux et provinciaux du Nord du Soudan. Depuis ces missions, il n’était pas rare que les équipes étendent leurs recherches dans la région avoisinante, soit de manière systématique, soit au gré de visites effectuées durant les jours de repos. C’est ainsi que l’anglais Herbert Walter Fairman, qui travaillait non loin sur le site d’Amara Ouest, découvrit lors d’une excursion à Saï les restes d’une statue royale représentant le souverain Ahmosis ; statue complétée quelques années plus tard par des villageois qui en exhumèrent la tête.

1. Représentation du vice-roi Nehy

(fac-similé A. Guillou).

2. Logo de la mission

(dessin V. Francigny).

8Une seconde statue relativement similaire, mais à l’effigie d’Amenhotep Ier, fut découverte un peu plus tard. L’ensemble ainsi composé rouvrit le débat sur la fondation de la ville égyptienne au Nouvel Empire. Pour un certain nombre de chercheurs, dont Vivian Davies (2017), il ne fait aucun doute que ces statues, bien que partageant de nombreux traits communs, ont été réalisées à des époques différentes. Parmi les arguments avancés, on évoque notamment leuts proportions légèrement différentes. Aussi le fait que l’inscription de la statue d’Ahmosis comporte uniquement une dédicace à Amon-Rê, alors que celle d’Amenhotep Ier en possède une seconde à Dedoun. En d’autres termes, l’établissement de Saï aurait été fondé sous Ahmosis, il aurait disposé d’un temple ou d’une chapelle dans lequel un culte lui aurait été rendu et, plus tard, lors du règne de son fils et successeur Amenhotep Ier, on aurait sculpté la seconde statue dans le style de la première par souci de continuité ou en guise d’hommage.

  • 1 Luc Gabolde (2012) avance l’hypothèse du caractère posthume de la statue d’Ahmosis en rais (...)

9Pour d’autres, dont Luc Gabolde (2012) qui a pu récemment réétudier un grand nombre de documents épigraphiques sur place, tout laisse croire que ces deux statues sont contemporaines. Les arguments pour soutenir cette thèse, nombreux et convaincants, portent sur l’analyse de la pierre, un grès fin moucheté assez singulier et parfaitement similaire sur les deux entités, et sur des considérations esthétiques et épigraphiques. On note, par exemple, le même caractère frustre de la sculpture et une composition identique pour chaque statue. Le port de la robe jubilaire par chacun des souverains, vêtement plutôt rare dans la tradition statuaire au Nouvel Empire, est un autre facteur qui invite à penser que les deux pièces furent réalisées de concert. Enfin, la composition des textes, relativement identique, suggère également une gravure commune1.

10Un autre ensemble d’inscriptions semble corroborer cette chronologie. Sur deux linteaux polychromes en pierre mis au jour dans les fondations du temple d’Amon, on voit le cartouche du roi Thoutmosis III entouré des noms d’Amenhotep Ier (Amnehotep à gauche et Djeserkarê à droite). Le choix du souverain de se placer sous la protection du pharaon Amenhotep Ier pourrait en effet indiquer que ce dernier est à la fois considéré comme l’ancêtre protecteur du sanctuaire et le probable fondateur de la ville. Jusqu’à présent, aucune autre découverte archéologique n’est venue contredire ce scénario, le matériel céramique trouvé à Saï et datant du début de la xviiie dynastie pouvant aussi bien correspondre à l’un ou l’autre règne.

11Depuis la première description de ses vestiges égyptiens par Cailliaud, Saï est devenue un site majeur de la recherche archéologique visant à comprendre comment la Nubie fut annexée puis administrée par les Égyptiens. Premier établissement fondé lors de la conquête, qui fut lente et connut de nombreux revers, le site archéologique de la ville, qui fait à nouveau l’objet d’un programme de fouilles depuis 2017, devrait permettre de répondre à de nombreuses questions encore en suspens sur les règles appliquées par les belligérants envers les populations nubiennes et leur culture.

Une île sur le Nil

12Dans une région aussi désertique que la Nubie, l’implantation des communautés a souvent été guidée par les contraintes environnementales. Dans un contexte majoritairement hostile, les rives du Nil sont bien entendu en première ligne et les îles, d’incontournables sources de terres arables pour l’agriculture. Sur le plan militaire, lorsqu’une île dispose d’une taille suffisante pour abriter un établissement et que sa topographie assure un contrôle du trafic fluvial, elle devient un enjeu stratégique de premier ordre. C’est ce qui arriva à Saï qui, dès l’époque Kerma, devint le principal foyer de population dans la région et par conséquent le premier rempart face au voisin du nord. Lorsque les Égyptiens décidèrent d’envahir la Nubie et de lancer leurs armées vers la capitale du royaume de Kerma, la prise de Saï devint naturellement une priorité, tant pour le symbole de victoire face à une importante implantation ennemie, que pour les aspects logistiques, l’île pouvant servir de tête de pont à l’armée pour la suite de la conquête.

13Cette histoire orageuse contraste avec le calme apparent de Saï aujourd’hui, où la richesse des témoignages du passé s’efface derrière le quotidien des communautés villageoises d’agriculteurs qui y résident. Saï n’est plus un atout stratégique, sauf pour les archéologues. Car une île, même sur un fleuve, est un terrain de recherche privilégié en ce sens qu’il génère de facto une forme de conservatisme favorable à la préservation du passé. Au sein du règne végétal ou animal, on se mélange moins et on développe une plus grande homogénéité biologique sur un territoire tant soit peu isolé. C’est une aubaine pour toutes les études cherchant à déceler des anomalies pouvant indiquer l’origine allochtone d’un individu ou d’un objet, par exemple dans le cadre de l’analyse des corps ou du mobilier retrouvés dans les tombes de Saï. On en tire des outils de recherche particulièrement précieux pour aborder les questions de la colonisation d’un territoire, du remplacement éventuel de ses élites et des transmissions culturelles qui se sont opérées.

14De façon plus empirique, une île comme Saï, c’est aussi l’assurance de travailler dans un conservatoire naturel qui a moins souffert des affres du développement. De par ses petites dimensions (4 km de large, environ 10 km de long), et faute de pont et d’une population suffisamment dense qui aient pu justifier des opérations d’envergure, on a moins eu tendance à y développer des infrastructures durant le xxe siècle. Ainsi, l’île n’a été raccordée au réseau électrique qu’en 2018. Les projets d’agriculture y demeurent aussi moins prégnants, ce qui prolonge un peu le sursis des sites ne faisant pas l’objet d’un programme de fouille ou de mesures de protection particulières.

15Dans le passé, Saï joua un double rôle stratégique. L’île permettait de contrôler le fleuve et occupait une position charnière entre deux mondes : la puissance égyptienne au nord, portée aux époques tardives par les grands empires méditerranéens, et les divers royaumes nubiens au sud. Les eaux du lac Nasser ayant désormais recouvert la plupart des sites de Basse Nubie, Saï est aussi devenue l’un des rares lieux où l’enquête sur les métissages culturels et les syncrétismes religieux engendrés par la conquête égyptienne peut encore être poursuivie.

16Un autre élément clef pour comprendre l’importance du site est son rôle joué dans l’économie de l’or qui gravitait autour du territoire nubien. Dès le Moyen Empire, les Égyptiens avaient cadenassé le nord de la Nubie par un réseau d’imposantes forteresses régulant l’accès aux pistes menant vers les mines et les régions aurifères, en particulier celles du Wadi Allaqi et du Wadi Gabgaba. Une fois le territoire pacifié et un réseau de villes nouvelles créé dans les provinces de Wawat et de Kush, le périmètre d’extraction fut élargi à un plus grand territoire ; de même, le tribut nubien annuel, qui comprenait également de l’or, dût forcément transiter par des relais sécurisés. La récente découverte à Saï de la tombe d’un chef des orfèvres (Budka 2017) est significative de cette dynamique, cruciale pour la royauté pharaonique.

Du site au projet scientifique

17C’est en ayant toutes ces considérations historiques et environnementales à l’esprit que Jean Vercoutter décida en 1954 d’établir une mission archéologique sur l’île de Saï. Le logo de la nouvelle mission réalisé en 2019 (fig. 2) rappelle cette date fondatrice qui fit naître entre la France et le Soudan une relation privilégiée de confiance et de coopération en matière de patrimoine. Jean Vercoutter fut la véritable cheville ouvrière de cette relation en acceptant de devenir, à la suite d’illustres prédécesseurs britanniques, le nouveau Commissioner for Archaeology du service des Antiquités du Soudan ; un service qu’il guidera sur la voie de l’indépendance en formant un successeur soudanais, Thabit Hassan Thabit.

18Convaincu par le potentiel que représentait une ville égyptienne entière à fouiller, avec son sanctuaire et ses nécropoles, Jean Vercoutter souhaitait développer à Saï un projet ambitieux et une infrastructure pérenne. Dès le début, il dota la mission de moyens d’envergure, installant notamment un système Decauville sur rail pour évacuer les déblais de la partie sud de la ville recouverte par une forteresse ottomane. Mais à peine s’était-il lancé dans ces travaux que fut prise la décision de rehausser significativement le barrage d’Assouan, condamnant les grands sites de Basse Nubie dont la forteresse de Mirgissa où Jean Vercoutter dut intervenir. Dès 1959, sous l’égide de l’Unesco, ce qui resta dans les mémoires comme « la campagne de Nubie » devint mondiale et couvrit toute la région.

19Jean Vercoutter ne put reprendre les travaux à Saï qu’en 1969, pour une dizaine de saisons marquées par plusieurs interruptions. Accompagnée par l’architecte Michel Azim, la fouille des quartiers sud de la ville prit en quelques années une ampleur sans précédent. Les niveaux égyptiens souvent enfouis sous plusieurs mètres de déblais furent atteints rapidement. Cette stratégie foudroyante eut pour corollaires la maigreur de la collecte de données concernant la période médiévale et la faiblesse de l’interprétation des stratigraphies complexes encore visibles aujourd’hui sur le site.

20Dans les quartiers sud mis au jour, deux types de bâtiments furent fouillés. Les premiers correspondent à des séries de magasins rectangulaires de grande taille et pour la plupart voûtés. Disposés le long de rues parfois très larges, ils sont le fruit d’une profonde réorganisation du tissu urbain réalisée par-dessus une ancienne zone de stockage dont il reste quelques traces de silos circulaires. Des aménagements tardifs y ont été retrouvés, divisant certains espaces en de plus petites structures. Ces bâtiments jouxtent un quartier résidentiel marqué par la présence de petites maisons faisant face à un imposant édifice palatial que les fouilleurs attribuèrent à la présence d’un gouverneur sur l’île (fig. 3).

21L’exploration de ces secteurs permit la découverte d’un important mobilier usuel et de nombreux blocs de pierre en place ou en position secondaire de remploi. Parmi eux, beaucoup étaient décorés ou portaient des restes d’inscriptions hiéroglyphiques, laissant penser un temps à Jean Vercoutter qu’il pouvait y avoir eu plusieurs sanctuaires au sein de la ville.

22Ces fructueuses recherches connurent cependant quelques interruptions en raison du manque d’ouvriers. Dans les années soixante-dix, la région de Saï, comme une grande partie de la Nubie, subit en effet un exode rural qui laissa les villages exsangues. Ce fut un bien pour un mal : lorsqu’il dut abandonner ces fouilles d’envergure, Jean Vercoutter entreprit un travail d’exploration plus fin qui permit la découverte sur l’île de nombreux sites importants jusqu’alors inconnus.

3. Anciennes fouilles sur la ville

(archives Jean Vercoutter).

4. Ruines du temple d’Amon

(photo Olivier Cabon).

Un temple aux origines incertaines

23Malgré ces aléas, la priorité absolue, qui était de dégager les restes du temple localisé au sud-est, fut maintenue, le travail étant facilité par la faible conservation des vestiges (fig. 4). Démonté durant l’antiquité tardive et la période médiévale, mais aussi endommagé par les effondrements de la falaise sur laquelle il était perché, il ne subsistait en effet de ce sanctuaire jadis dédié à Amon que quelques arases de pierre dans sa partie occidentale. Malgré ces apparences peu encourageantes, les fouilleurs y découvrirent pas moins de huit dépôts de fondations richement dotés (Thill 1994). Ces derniers, typiques de la xviiie dynastie, comprenaient surtout de la vaisselle céramique ainsi que des modèles d’instruments et d’outils rappelant la cérémonie de fondation et la future construction de l’édifice : houes, meules, mortiers et moules à briques miniaturisés en terre cuite, parfois associés à des amulettes et plaquettes votives en faïence.

24Orienté selon un axe est-ouest avec une porte aujourd’hui disparue qui devait faire face au Nil et au soleil levant, le sanctuaire devait rivaliser de hauteur avec l’enceinte de la ville. On estime souvent à propos de ses fondations, comme pour celles d’autres bâtiments, qu’elles reposaient sur une terrasse artificielle faite de petits galets. Cependant, la nature parfaitement homogène de cette couche constituée de galets roulés et de sable de rivière, qui plus est dénuée de restes anthropiques et se rencontrant à de nombreux endroits du site, renvoie plutôt à un dépôt naturel ayant éventuellement fait l’objet d’un terrassement.

25Le temple, lorsqu’il était debout, comportait un sanctuaire axial classique, doté d’une antichambre encadrée par des salles latérales. Un portique devait s’élever au-devant ou au sein d’une cour intérieure, comme l’attestent les imposants piliers à section carrée que Breasted photographia en 1907. La construction de cette adjonction a sûrement accompagné un changement majeur de l’antichambre, divisée en deux, créant ainsi une sorte de vestibule rayonnant sur des salles latérales, elles aussi divisées en deux. De nombreuses phases d’agrandissement ou de rénovation semblent avoir eu lieu, mais leur séquençage et leur chronologie restent incertains, tant les vestiges in situ sont fragmentaires.

26En se basant sur les archives de la mission, une récente étude s’est focalisée sur les structures antérieures recouvertes par le temple (Azim et Carlotti 2012) dont les dépôts assurent une fondation sous Thoutmosis III. Ces vestiges, qui s’assimilent à de l’habitat composé de plusieurs maisons distinctes, furent datés de l’époque Kerma sur la base de fortes concentrations céramiques affiliées à cette culture et de parallèles architecturaux avec l’habitat rural découvert notamment sur le site de Gism el-Arba.

27Pourtant, tout porte à croire que ces maisons sont égyptiennes et correspondent en fait aux premières phases de l’établissement égyptien, avant qu’il ne fût en grande partie modifié sous Thoutmosis III qui le dota d’une enceinte. Le fait que du mobilier Kerma ait été retrouvé dans ces niveaux traduit plus la dépendance des premiers habitants à la production des marchés locaux, que l’existence d’une ville nubienne antérieure. Pour que la culture matérielle locale se soit égyptianisée, il eût en effet fallu que des processus longs et profonds se soient mis en place, bien au-delà des premiers temps de la colonisation.

28En surface, le démantèlement du temple et la réutilisation massive de ses blocs ont paradoxalement permis de préserver quelques éléments clefs de son histoire. Le plus ancien exemple de ces démolitions est d’ailleurs d’époque pharaonique, puisqu’il tient à l’injonction faite à Nehy de remplacer le temple en terre crue par un édifice en pierre. C’est en effet dans les soubassements du temple de Thoutmosis III qu’on été retrouvés des linteaux également inscrits à son nom.

29Ici, deux interprétations s’offrent à nous : soit, durant les différentes phases d’expansion du temple, une porte monumentale a été démontée et enfouie sous le nouveau bâtiment ; soit ces éléments de porte proviennent d’un édifice qui se trouvait ailleurs et dont la démolition se serait terminée par la consécration d’une partie de ses pièces architecturales, en particulier celles inscrites au nom du roi et enterrées sous le nouveau sanctuaire. Rappelons en effet que des dépôts votifs accompagnaient certaines de ces pièces, elles-mêmes volontairement positionnées avec leurs inscriptions face contre terre, ce qui renforçait le caractère sacré de leur enfouissement.

30Pour le reste des blocs issus du temple et retrouvés à Saï, ils connurent des fortunes diverses. Certains servirent de montant ou de seuil dans des bâtiments médiévaux, quand on ne tailla pas directement un escalier en leur sein. Leur recensement et leur étude, placés sous la direction de Luc Gabolde et Jean-François Carlotti, permettent de distinguer plusieurs jalons chronologiques de la vie du temple, jusqu’aux ramessides, et les spécificités des cultes qui y étaient rendus. Le corpus ainsi constitué et relativement figé depuis les années soixante-dix commence à nouveau à s’enrichir via de nouveaux programmes développés sur place. C’est ainsi, par exemple, qu’un linteau de Thoutmosis III fut découvert lors de la reprise des fouilles sur la nécropole d’élite méroïtique adjacente à la ville (fig. 5). Servant de porte pour la chambre funéraire collective située au centre du cimetière, le bloc avait été savamment retaillé de manière à préserver les noms du roi et portait encore les stigmates d’une chute et des réparations au plâtre auxquelles on avait procédé.

5. Linteau inscrit au nom de Thoutmosis III

(photo T. Nicq).

6. Projet de musée adjoint à la maison de fouille.

Un nouveau programme de recherche

31Mise en veille pendant une quinzaine d’années, la mission de Saï fut ressuscitée au milieu des années quatre-vingt-dix par Francis Geus, maître de conférences à Lille qui avait déjà travaillé sur le site et fut un élève de Jean Vercoutter. Durant plus d’une décennie, F. Geus remit à flot une infrastructure et développa des collaborations internationales qui étendirent grandement le champ de nos connaissances sur place, surtout dans le domaine de la Préhistoire. À sa mort, le chantier connut plusieurs programmes à court terme, dont l’un prévoyait justement la reprise des fouilles sur la ville pharaonique, délaissée depuis le début des années quatre-vingt. C’est dans la continuité de ce projet qu’en 2015 la mission fut confiée à Vincent Francigny, sous l’égide de la Sfdas et de la commission des fouilles du ministère des Affaires étrangères. Depuis 2019, la mission fait désormais partie des projets portés par l’Umr 8167-Orient et Méditerranée du Cnrs et de la Sorbonne.

32Débuté alors que la mission bénéficiait depuis plusieurs années d’un important soutien du Qatar Sudan Archaeological Project (Qsap), le nouveau projet mis en place à Saï allie à la fois recherches et questions patrimoniales. Ces dernières se traduisent par la mise en place d’un plan de gestion des zones archéologiques qu’accompagne la création d’un musée de site visant à les présenter au public (fig. 6). Sur un territoire aussi vaste, recouvert en partie par quatre villages distincts dotés de terres agricoles, il s’agit là d’un projet fédérateur autour d’un patrimoine commun que le récent développement de l’orpaillage menace.

33Le premier dossier de recherche auquel s’est attelée la mission concerne les deux nécropoles kouchites qui avaient été découvertes par Francis Geus aux abords de la ville antique et dont la fouille avait été abandonnée suite à sa soudaine disparition. Affublés des matricules 8-B-5. A et 8-B-52. B issus des subdivisions géographiques proposées par la carte archéologique du Soudan de Friedrich Hinkel, il faut reconnaître derrière ces dénominations cryptiques la présence de deux cimetières élitaires de la période méroïtique. Dotés chacun de moins d’une centaine de tombes, ils ont colonisé deux petites éminences naturelles, selon une tradition bien établie en Nubie, qui leur font dominer symboliquement le reste des terres dédiées à l’enterrement des communautés locales. La scission en deux groupes d’élite, inhabituelle pour l’époque, s’expliquerait par la volonté des premiers de s’établir non loin du site de la ville où devait se trouver un sanctuaire kouchite, comme le confirme la découverte récente de blocs inscrits (Francigny 2015) aux noms du couple royal Natakamani et Amanitore (milieu du Ier siècle de notre ère). Le second groupe serait, quant à lui, enterré de façon plus traditionnelle en marge de la nécropole commune.

34Les premiers enseignements à tirer de cette recherche toujours en cours concernent l’apparente puissance de cette petite communauté provinciale pourtant installée loin des cercles de pouvoir de Napata et Méroé. La relation privilégiée à l’Égypte romaine se fait en particulier sentir à travers un mobilier funéraire compilant les exemples de produits et objets issus ou inspirés par les grands empires méditerranéens. La présence de pièces romaines, alors que Méroé dispose d’une économie non-monétaire, et d’autres artefacts rares en Nubie (fig. 7) laisse penser que ces contacts se faisaient non seulement via le commerce à longue distance mais aussi via des ambassades ou des pèlerinages de l’autre côté de la frontière. La découverte exceptionnelle de décrets amulétiques oraculaires inscrits sur des pièces de cuir va dans ce sens (Rilly 2008).

35Sur le plan de l’organisation spatiale, les deux nécropoles se présentent sous la forme classique de regroupements de petites pyramides en briques crues qui imitent à moindre échelle les tombeaux royaux. Sous ces structures, des accès creusés en pente et parfois garnis de marches permettent de descendre vers la chambre funéraire qui, selon sa taille, était prévue pour un ou plusieurs enterrements. Quels que soient les cas de figure, la réutilisation de tombes anciennes était monnaie courante chez les Méroïtes, qu’elles aient été pillées ou nettoyées pour l’occasion.

36La conservation exceptionnelle de certains corps et matières organiques, en particulier sur le site 8-B-52. B où le substrat particulier semble avoir asséché l’atmosphère des tombes et maintenu une hygrométrie relativement stable, permet des observations anthropologiques d’une rare précision pour cette période. La présence systématique de nombreuses sépultures d’enfants dans les murs des pyramides et en surface (fig. 8) permet aussi de restituer une image plus fidèle de la population et des conditions de vie de l’époque, ces données faisant généralement défaut dans la plupart des publications anciennes de cimetières méroïtiques.

37Le second dossier de recherche développé à Saï, qui s’inscrit dans une perspective de plus long terme, concerne la ville antique et médiévale en partie fouillée par Jean Vercoutter. C’est aussi le plus ardu dans la mesure où, pour le traiter, il faut obligatoirement revenir sur les conclusions déjà proposées il y a près de quarante ans et revoir la documentation à la lumière de nos connaissances actuelles et des nouvelles technologies mises à notre disposition. Afin d’appréhender l’infinie complexité d’un site urbain dont la longue occupation induit nécessairement de nombreuses phases de reconstructions et de changements, la décision fut prise dès la première saison, en 2017, de commencer par dégager de grands espaces en surface afin de faire apparaître des éléments d’organisation spatiale permettant d’orienter la poursuite des fouilles (fig. 9).

7. Flacon janiforme en verre moulé d’époque romaine

(photo Vincent Francigny).

8. L’anthropologue Tosha Dupras fouillant des sépultures d’enfants

(photo Vincent Francigny).

9. Ouvriers sur le chantier de fouille de la ville

(photo Olivier Cabon).

10. Angle Nord-Est de la fortification égyptienne

(photo Vincent Francigny).

38Cette stratégie fut payante puisqu’elle nous permit dès les premières semaines de repérer l’emplacement exact de l’angle Nord-Est de la fortification de la ville égyptienne qui avait échappé aux fouilles les plus récentes menées sur place. La découverte, d’importance, permit de placer correctement le mur d’enceinte Est de la ville et de définir avec précision la taille réelle de la ville, ce qui allait à l’encontre des nombreuses propositions existantes (Azim 1975 ; Adenstedt 2016, Budka 2018). Comme on pouvait s’y attendre, étant donné la position stratégique de l’établissement sur une falaise dominant le Nil, l’angle était pourvu d’un bastion quadrangulaire de grande taille qui permettait de surveiller le trafic fluvial en aval du fleuve (fig. 10).

39Malgré les nombreuses perturbations tardives, fosses et destructions, la fouille a révélé une installation complexe et de grande qualité dotée d’un mur défensif de plus de 4 m d’épaisseur, lui-même doublé au nord (où l’exposition au vent et à l’érosion est la plus forte) d’un remblai de grès complété par un petit muret en briques crues. Le comblement, à l’époque médiévale, du fossé qui complétait ce dispositif militaire marque la fin de l’utilisation de celui-ci. C’est en effet durant l’ère chrétienne, qui débute au milieu du vie siècle de notre ère, que les installations pharaoniques rendues caduques subirent de fortes transformations. Quand elles ne furent pas tout simplement supprimées sous l’effet de terrassements divers ou du remploi de ses matériaux de construction, elles servirent d’assise ou de base à de nouveaux bâtiments en briques crues. On constate ainsi que, dans ce qu’il restait de l’enceinte, des petites pièces furent creusées dans son massif, et que de nouveaux axes de circulation la traversèrent, étendant l’emprise urbaine au-delà des limites anciennes de la ville. De nouveaux murs épais apparurent aussi sur les bords extérieurs, indiquant qu’une infrastructure défensive plus légère avait été mise en place près du fleuve. La véritable surprise vint cependant de l’angle Nord-Ouest où les dégagements de surface mirent au jour un système défensif inédit, lui aussi d’époque médiévale, qui s’apparente plutôt à celui d’une forteresse. Un mur courbe au parement de pierre et doté d’un important bastion y fut dégagé, indiquant la possible présence dans le quart Nord-Ouest de la ville d’une place fortifiée inconnue jusqu’à ce jour.

40Depuis le début de son exploitation dans les années cinquante et soixante-dix, le site était réputé avoir conservé les traces d’une occupation continue depuis l’Antiquité jusqu’à la fin de la période ottomane. Une série de vérifications fut donc entreprise pour confirmer ou infirmer cette chronologie, à commencer par des sondages au-dessous des niveaux égyptiens. Que ce soit dans le secteur sud ou au centre de la ville, ces derniers tombèrent sur un substrat naturel homogène concluant à l’absence d’habitat antérieur à cette phase. D’autres sondages et observations sur le bâti confirmèrent l’important bouleversement consécutif à la construction de l’enceinte, probablement au moment de la reconstruction du temple sous Thoutmosis III, la contrainte d’une aire désormais confinée entraînant une rationalisation de l’espace et la destruction, par exemple, des constructions circulaires de type silos.

41En définitif, la séquence kouchite (napatéenne et méroïtique) attendue n’apparaît pas dans les couches récemment dégagées et semble aussi discutable sur les zones anciennement fouillées. À l’exception des restes d’un temple érigé au milieu du ier siècle de notre ère par Natakamani et Amanitore, les indices d’une ville datant de l’Antiquité Tardive font défaut. Il est vraisemblable qu’à cette époque, comme ce fut le cas durant l’âge de bronze avec des traces d’habitat Kerma retrouvés plus au sud de l’île, les communautés locales aient préféré installer leurs villages en bordure des terres cultivables plutôt que sur un plateau rocheux et stérile. La quantité importante de blocs architecturaux et de vestiges de bâtiments d’époque médiévale mis au jour sur la ville indique cependant que ce lieu stratégique fut à nouveau prisé durant l’ère chrétienne. L’étude d’une église, cernée d’une multitude d’édifices que marquent des kôms couverts de céramique et de briques cuites, pourra à l’avenir nous renseigner sur les raisons de ce regain d’intérêt pour Saï, qui devint alors le siège d’un évêché.

Bibliographie

Bibliographie

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Notes

1 Luc Gabolde (2012) avance l’hypothèse du caractère posthume de la statue d’Ahmosis en raison de l’absence de l’épithète di-anx dans l’inscription, alors qu’elle est présente sur l’inscription dédiée à Amenhotep Ier.

Table des illustrations

Légende 1. Représentation du vice-roi Nehy
Crédits (fac-similé A. Guillou).
URL http://books.openedition.org/africae/docannexe/image/3092/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 25k
Légende 2. Logo de la mission
Crédits (dessin V. Francigny).
URL http://books.openedition.org/africae/docannexe/image/3092/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 48k
Légende 3. Anciennes fouilles sur la ville
Crédits (archives Jean Vercoutter).
URL http://books.openedition.org/africae/docannexe/image/3092/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 80k
Légende 4. Ruines du temple d’Amon
Crédits (photo Olivier Cabon).
URL http://books.openedition.org/africae/docannexe/image/3092/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 61k
Légende 5. Linteau inscrit au nom de Thoutmosis III
Crédits (photo T. Nicq).
URL http://books.openedition.org/africae/docannexe/image/3092/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 74k
Légende 6. Projet de musée adjoint à la maison de fouille.
URL http://books.openedition.org/africae/docannexe/image/3092/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 33k
Légende 7. Flacon janiforme en verre moulé d’époque romaine
Crédits (photo Vincent Francigny).
URL http://books.openedition.org/africae/docannexe/image/3092/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 62k
Légende 8. L’anthropologue Tosha Dupras fouillant des sépultures d’enfants
Crédits (photo Vincent Francigny).
URL http://books.openedition.org/africae/docannexe/image/3092/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 19k
Légende 9. Ouvriers sur le chantier de fouille de la ville
Crédits (photo Olivier Cabon).
URL http://books.openedition.org/africae/docannexe/image/3092/img-9.jpg
Fichier image/jpeg, 15k
Légende 10. Angle Nord-Est de la fortification égyptienne
Crédits (photo Vincent Francigny).
URL http://books.openedition.org/africae/docannexe/image/3092/img-10.jpg
Fichier image/jpeg, 68k

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